Gitta Mallasz, la baroudeuse des anges

04/09/2014

Celle dont le nom restera synonyme du livre Dialogues avec l'Ange était-elle un simple « scribe », comme elle disait, ou un maître spirituel ? Aujourd'hui, ses anciens « élèves » divergent à ce sujet. Une chose est sûre, l'ancienne nageuse austro-hongroise, rugueuse, drôle et débordante d'énergie, fut le catalyseur d'une expérience hors norme, qui déboucha sur une sidérante leçon de joie. Une leçon qui répond exactement aux questions d'aujourd'hui.

Gitta Mallasz

La revue « Clés » ayant cessé son activité et fermé son site Internet, nous reproduisons ici son article « Gitta Mallasz, la baroudeuse des anges » rédigé par Patrice Van Eersel.

Celle dont le nom restera synonyme du livre Dialogues avec l'Ange était-elle un simple « scribe », comme elle disait, ou un maître spirituel ? Aujourd'hui, ses anciens « élèves » divergent à ce sujet - les uns se sentant d'abord attachés au livre, les autres à la personne. Une chose est sûre, l'ancienne nageuse austro-hongroise, rugueuse, drôle et débordante d'énergie, fut le catalyseur d'une expérience hors norme, qui déboucha - aux portes de la Shoah - sur une sidérante leçon de joie. Une leçon qui répond exactement aux questions d'aujourd'hui.

Sans Gitta, l'expérience des Dialogues n'aurait certainement pas eu lieu. « Celle qui rayonne », comme la qualifiait la « voix de son ange », constitua l'un des deux pôles d'un arc extraordinairement puissant. L'autre pôle, « celle qui mesure », une femme également, de la bouche de qui sortirent les fameux Dialogues, était son amie Hanna Dallos. Tout l'inverse d'elle : douce et patiente, d'une intelligence fine et d'une grande culture. Gitta fournissait l'énergie animale. Hanna lui donnait une forme. Nulle opposition, mais un formidable bras de fer amoureux. Dans l'enseignement qui se dégagea finalement de leur questionnement réciproque, énergie et forme, matière et lumière, corps et esprit furent constamment décrits comme « amoureux l'un de l'autre », l'humain constituant la clé de leur rencontre, la clé du cosmos entier !

Mais il faut camper le contexte, pour ceux qui ne connaîtraient pas cette histoire sublime et tragique. Une histoire à laquelle nombre de nos proches auront la chance de se frotter, rétroactivement, après que Gitta Mallasz se fut enfuie de la Hongrie communiste et réfugiée en France, en 1960, où elle resta jusqu'à sa mort, en 1992.

Explosion de sens en pleine modernité

L'histoire commence dans l'Autriche-Hongrie impériale. Fille d'un général magyar et de son épouse autrichienne, Gitta Mallasz est une diablesse haute comme trois pommes de Slovénie, qui fait tôt parler d'elle dans tout le pays. Les Hongrois aiment la natation et la jeune fille est une championne - en piscine et dans le Danube. C'est aussi un pitre - elle gardera jusqu'à la fin un goût des blagues à vous faire tordre de rire (ses hôtes des dernières années, Bernard et Patricia Montaud, en savent quelque chose). C'est enfin une amoureuse redoutable, dont les fiancés tomberont les uns après les autres, sans qu'elle s'en soucie beaucoup. Quand elle rencontre Hanna Dallos, sur les bancs des Beaux Arts, tout les oppose. Fille d'instituteurs juifs raffinés et doux, Hanna est plutôt fragile. Mais elle a aussi beaucoup d'humour et Gitta l'amuse énormément. Contre toute attente, elles deviennent amies - après le mariage de Hanna avec le styliste ébéniste Joseph Kreutzer.

Budapest est alors une ville moderne très en vue. Nos jeunes gens se retrouvent dans un atelier de design, d'art graphique et de publicité, que dirigent Joseph et Hanna. Avec les ans, la fascination s'inverse. Gitta est folle d'admiration pour Hanna, plus mûre qu'elle et jouant vis-à-vis de ses collaborateurs et apprentis un rôle de guide artistique, intellectuel et spirituel. D'une culture éclectique, Hanna les entraîne dans des discussions passionnées. Un petit groupe se forme, auquel participe aussi Lili Strauß, une jeune femme connue pour sa douceur et sa capacité à enseigner, en Hongrie, une méthode de rééducation corporelle d'avant-garde, tirée du yoga...
Mais les temps s'assombrissent. L'idéologie antisémite envahit tout. Hanna, Joseph et plusieurs collaborateurs ne peuvent plus travailler. Fille d'un général antibolchevique (il a maté la révolution de Bela Kun en 1919), Gitta peut les « couvrir » et passer les commandes à leur place. Le petit groupe poursuit ses conversations en catimini. Si Hanna, Joseph et Lili sont nés juifs et Gitta catholique, aucun ne se reconnaît dans une religion. En avance sur leur temps, ils s'intéressent par contre à toutes les traditions spirituelles, d'Occident comme d‘Orient. La conversation tourne beaucoup autour du mensonge, « bien plus grave que la violence ». Sur de nombreux points, Hanna est influencée par les explorateurs orientaux de la « non-dualité », qui lui soufflent que « le corps et l'esprit sont un » et que « le mal n'est que du bien immature ». Mais les religions du Livre sont très présentes aussi. Question : si le Verbe crée le monde (thème judéo-chrétien omniprésent, de la Genèse à l'Apocalypse de saint Jean), le vrai péché n'est-il pas de le trahir, autrement dit de mentir ? Or, que font d'autre les dirigeants du monde, et pas seulement les totalitaires ? À ce stade, Gitta est une élève parmi d‘autres, à l'écoute de Hanna ; si elle dépasse ses camarades, c'est surtout dans le genre étourdi, zélé et chien fou.

La guerre éclate et l'atmosphère devient de plomb. Comme toute la noblesse hongroise, le dictateur Horthy n'aime pas les Allemands nazis. S'il collabore avec eux, c'est de loin, à la manière de l'Espagnol Franco ou du Portugais Salazar. Bien qu'antisémite, il refuse de livrer « ses » juifs, qui constituent l'essentiel de la bourgeoisie de Budapest, son économie. Presque jusqu'à la fin, les nazis, trop occupés ailleurs, toléreront cette indépendance... Résultat, pour 750 000 juifs, la Hongrie va devenir un balcon sur l'enfer. Une cocotte-minute. Dans tous les pays alentour on déporte à tour de bras... et ici non ? Cinquante ans après, ayant traversé la guerre dans le ghetto de Pest, Maria Torok, juive hongroise devenue psychanalyste en France, assurera que, dans cette atmosphère surtendue, plusieurs phénomènes similaires aux Dialogues avec l'ange ont littéralement « explosé ». De quoi s'agit-il donc ?

Le mystère de l'inspiration créatrice

Le petit groupe finit par se réfugier à Budaliget, un faubourg, sur les hauteurs de Buda. C'est là que, le vendredi 25 juin 1943, à 15 heures, tandis que Hanna et Gitta conversent, seules, éclate un événement qui va les catapulter à un autre niveau de conscience. Alors que rien ne l'annonce, Hanna change soudain de ton et déclare à Gitta : « Attention, ce n'est plus moi qui parle ! », avant de partir dans un discours extrêmement beau - et sévère - adressé à son amie. Sur le coup, Gitta se trouve écrasée. Son « guide » lui assène : « On va te faire perdre l'habitude de poser des questions inutiles ! » Le ton est donné. À partir de là, pendant dix-sept mois, ce phénomène se reproduira une centaine de fois, tous les vendredis à 15 heures - quatre-vingt-huit de ces « Dialogues » seront pris en note, dans des cahiers à couverture de moleskine noire qui deviendront célèbres... trente-trois ans plus tard.
Dès le premier entretien, c'est un enseignement de très haut niveau qui s'énonce, dans un hongrois somptueux, lapidaire et tranchant (que les traducteurs auront grand mal à rendre, comme pour toute poésie forte).

Très vite, Lili rejoindra ses deux amies - et la voix de son guide à elle sera infiniment douce. Joseph, sceptique de nature, mettra plusieurs semaines avant de suivre - le sien s'avérant presque aussi muet que lui. Finalement, c'est à quatre - structure carré servant d'« antenne » ? - qu'ils recevront les très frappants messages de leurs « guides » (le mot ange ne viendra que beaucoup plus tard). À chaque fois, c'est Hanna qui parle, tandis que Gitta et Lili notent, chacune son tour, ce que la voix répond aux questions de l'autre. Attention : ni parole automatique, ni transe - « Il faut absolument que vous compreniez que tout cela était parfaitement na-tu-rel ! » ne cessera de nous répéter Gitta, une fois exilée en France, avec le fort accent austro-hongrois qu'elle ne perdra jamais. Pas de channeling, ni de médiumité ! Encore que...

Quelle différence entre l'inspiration d'un Mozart, avouant recevoir sa musique « sous la dictée des anges », et celle d'un médium proférant, endormi, des paroles venues d'on ne sait quel inconscient ? Interrogé à ce sujet, le théologien, philosophe et psychothérapeute Jean-Yves Leloup n'hésite pas à dire que, exception faite des tricheurs, les « inspirations » ne diffèrent pas en nature, mais en degré de conscience, le channel endormi représentant en quelque sorte le niveau zéro, et le grand prophète - mettons Moïse - l'autre bout d'une même échelle transpersonnelle (l'artiste présentant cette grosse différence avec le prophète qu'il conserve un ego, généralement énorme). Hanna, quand elle parle, est « transparente » et pourtant plus éveillée que jamais, tellement « en forme » qu'elle profère des paroles qui la surprennent elle-même ! Lesquelles par exemple ?

Un manifeste esthétique radical

Les Dialogues avec l’ange rassemblent un contenu très riche, dont on ne peut donner ici que de minces aperçus. Les « guides » des quatre amis (Celui qui mesure, Celui qui rayonne, Celui qui aide et Celui qui bâtit) se présentent comme leurs « moitiés créatrices », à jamais liés à eux – eux dont les consciences, encore prisonnières du rêve, se croient réduites à leurs « moitiés créées », à la fois « animales » et « mentales », deux états soumis au temps et donc appelés à disparaître avec la mort du corps. Jamais pourtant le corps n’est méprisé, bien au contraire. Un amour fou, disent les messagers invisibles, attire la lumière et la matière l’une vers l’autre. C’est un appel pressant à l’incarnation : « Le poids est la voie », dit l’entretien du 1er octobre 1943. Mais la participation à la pesanteur ne peut se faire que dans la joie : pour accomplir son destin, l’humain doit peser joyeusement ! On est loin des voyages astraux. Loin aussi du dolorisme. La souffrance n’est utile qu’à l’animal, à qui elle sert de boussole. Pas d’abstinence mortifère : la sexualité, par exemple, est vue comme une passerelle supérieure pour créer « l’Homme », et non pour faire « beaucoup d’hommes ». Le divin (désigné en hongrois par l’intraduisible pronom « Ö », ni masculin, ni féminin, ni neutre) se réalise Lui-Même dans un jaillissement en permanente innovation, dont chaque humain peut devenir acteur à condition d’oser hisser sa vie et ses questions à la hauteur de ce « manifeste esthétique radical », comme l’écrira Michel Cressole dansLibération, le 5 juillet 1990. Les « guides » insistent particulièrement sur cet aspect « éternellement nouveau » de la force divine, dont ils se disent les humbles messagers, pris à l’intérieur d’une hiérarchie angélique qui fait penser à la Kabbale juive.

Danser de joie dans la Shoah !?!

Sentant leur défaite inéluctable, les nazis envahissent la Hongrie en mars 1944. En quelques semaines à peine, ils déportent 95 {124e548c0c036308b7597490134b369ee48a128e5dff1c887b141ac081cfaf96} de la communauté juive, jusque-là épargnée et à présent jetée droit dans les fours ! C’est alors que, cessant d’être simple assistante ou catalyseur sidéré, Gitta Mallasz devient actrice de l’« expérience » que les anges disent « tenter » sur les quatre amis.

Poussée par une intelligentsia catholique d’exception, la fille du général accepte d’abord de prendre la tête d’une « usine de guerre » fabriquant des uniformes et servant, comme dans la Liste Schindler, à cacher des femmes juives transformées à la hâte en couturières. Mais si une centaine d’entre elles seront bien sauvées (avec leurs enfants), Hanna et Lili, elles, choisiront de mourir déportées (Joseph les y précède). Jusqu’à la dernière goutte d’énergie, ployant mais ne rompant pas, elles continueront à donner corps au plus incroyable et au plus insolent des messages. La guerre ? Un vieux réflexe, une habitude, une routine, un ennui mortel… – tous les signes du « Menteur ». La véritable Paix, les hommes ne la connaissent pas encore : c’est la danse des noces de la Terre et du Ciel, et celle-ci passe par l’Humain, conscient de sa part créatrice et donc immortel ! Jusqu’à la fin, dans la « cabane du commandant » de l’usine de guerre, et même ensuite à Ravensbrück, soutenue par Lili et deux autres femmes (dont Eva Dànos qui en réchappera et témoignera), Hanna et Lili, pourtant transpercées de tristesse, accueilleront l’invitation à « danser l’ébauche du nouveau monde » et à la transmettre aux déportées, transformées en cadavres ambulants, mais souriant une dernière fois et n’en croyant pas leurs oreilles.

Transmettre le message au monde entier

C’est toute seule que Gitta Mallasz vivra l’autre moitié de l’épopée. Ayant réussi à devenir la décoratrice des Ballets nationaux de la Hongrie communiste (malgré son père, général anti-bolchevique !), elle voyagera dans le monde entier, attendant que ses parents meurent pour demander l’asile politique en France. Commencera alors une longue ascension, occupée à survivre (en dessinant des pochettes de disque), puis à traduire le contenu des cahiers qu’elle a miraculeusement réussi à préserver. Avec l’aide de Laci Walder, un réfugié hongrois, épousé en mariage blanc, mais devenu son vrai (et seul) mari, et de quelques amis (dont Françoise Maupin et Marguerite Kardos), Gitta Mallasz mettra quinze ans à parvenir à un texte français publiable. C’est Dominique Raoul Duval, éditrice chez Aubier, qui trouvera le titre Dialogues avec l’Ange (Gitta avait titré : Les 4 Messagers ). Quant à la promotion, elle sera assurée par trois hommes de radio, subjugués par la fougue de cette Hongroise inclassable : Claude Mettra, de France Culture, et Jacques Chancel, de France Inter – ce dernier, commencera sa « Radioscopie » de Gitta très sceptique et se retournera stupéfait, en cours d’émission, après que Gitta, inspirée, lui ait fait lire à l’antenne le passage sur le sourire…

En peu d’années, les Dialogues seront traduits dans le monde entier, sous la surveillance ultra attentive de Gitta Mallasz qui, aidée par Robert Hinshaw, éditeur de la Fondation Jung, réussira à faire parrainer plusieurs traductions par de grands esprits, souvent des musiciens, par exemple Narciso Yepes et Yehudi Menuhin . Refusant catégoriquement de devenir gourou et interdisant très explicitement à quiconque de s’ériger en interprète ou en exégète des Dialogues, Gitta, devenue veuve, s’apprêtera à finir ses jours dans un village de Dordogne. Mais le sort en décidera autrement…

Elle a 81 ans quand, roulant en pleine tempête, elle écrase sa 2CV sur une autre voiture et se fracasse les deux bras. Astreinte à ne plus rouler, elle est heureuse d’accepter, sur les conseils de Marguerite Kardos, l’invitation d’un homme chaleureux qui, depuis plusieurs années, organise les conférences qu’il lui arrive de donner : Bernard Montaud. Avec sa femme Patricia, celui-ci propose à la vieille baroudeuse de venir habiter chez eux, au milieu des vignes des Côtes du Rhône.

Là se déroulera une dernière et étonnante phase d’un parcours déjà chargé. Pressée par ses hôtes – et par des centaines de lecteurs – d’expliquer, le plus concrètement possible, comment chacun peut contacter sa « moitié créatrice », Gitta Mallasz, acceptera finalement d’enseigner la manière la plus simple, pour chacun, d’entendre la voix de son guide intérieur (et pas celle de son délire !), dans un dialogue intime dont elle finira par dire qu’il s’agit d’une « fonction naturelle » de la condition humaine.

À lire

La Source blanche, l’étonnante histoire des dialogues avec l’ange, Patrice van Eersel, éditions Grasset et Livre de Poche.